Dans une annonce qui a surpris beaucoup de monde, IBM a annoncé le dimanche 28 octobre 2018 (les marchés financiers sont fermés le dimanche) son intention d’acheter Red Hat, société surtout connue pour sa version professionnelle de Linux, utilisée en majorité dans les entreprises.

La Présidente et CEO d’IBM, Ginni Rometty, dans son annonce officielle dit que “ ...IBM deviendra le premier fournisseur mondial de cloud hybride...”
Le cloud est clairement la motivation officielle annoncée pour cette opération financière.
Que faut-il en penser ? J’ai laissé passer quelques jours avant d’écrire ce texte, pour me laisser du temps pour la réflexion.

Les faits 

IBM prévoit de débourser 34 milliards de dollars pour Red Hat ; c’est beaucoup d’argent !

Les chiffres sont “intéressants” :

Red Hat Financials 2017

  • IBM offre 190 $ par action, une prime de 63% sur le cours de bourse la veille de l’annonce, 117 $.
  • Cette somme représente 12 fois le CA de Red Hat en 2017 (2,9 B$) et 10 fois celui prévu pour 2018.
  • Bénéfices de Red Hat en 2017 : 260 M$. Le prix d’achat correspond à 130 fois les bénéfices !
  • CA d’IBM en 2017 : 79 B$, en baisse de 1%.
  • Bénéfices d’IBM en 2017 : 5,8 B$, en baisse de 52%.
  • IBM perd 4% en bourse le lendemain de l’annonce : sa valeur boursière passe sous les 110 B$ (10 fois moins qu’Apple).

En résumé, IBM a décidé de consacrer l’équivalent de ⅓ de sa valeur boursière à l’achat de Red Hat : raisonnable ?

C'est aussi l'opération financière la plus importante dans le monde du logiciel, comme le montre ce graphique. C'était jusqu'à présent Microsoft qui était en tête avec le rachat de LinkedIn.

Largest software acquisitionsIBM, aujourd’hui 

IBM est la seule société du secteur de l’informatique à avoir fêté son centenaire, en 2011 ; c’est exceptionnel, et bravo.

IBM est aussi, hélas, une société dont le chiffre d’affaires est en baisse constante depuis… 2011, l’année du centenaire.

Revenus IBM monde 1999 - 2017

En 2017, son CA de 79 B$ était inférieur à celui de 1999, et ne représentait plus que 74% du CA de 2011.

IBM continue à générer des bénéfices importants porté par ses activités historiques autour des Mainframe et des serveurs iSeries.

IBM arrive aussi, difficilement, à ralentir la baisse du cours de son action par des distributions de gros dividendes et des rachats massifs de ses propres actions.

Malgré ses efforts et le rachat de Softlayer, IBM n’a pas réussi sa percée dans le cloud public. AWS, Google et Microsoft font la course en tête et IBM a en pratique abandonné tout espoir de percer sur ce marché. Ce graphique, sans pitié, le montre bien : les investissements (CAPEX) des géants du cloud s’envolent et pendant ce temps… IBM réduit ses investissements !

CAPEX IBM Google AWS  Microsoft

En 2018, les jeux sont faits : IBM, n’est pas, ne sera plus jamais un acteur crédible sur le marché du cloud public.

Red Hat, aujourd’hui

Red Hat est la plus importante société mondiale commercialisant des solutions Open Source. L’essentiel de ses revenus vient encore de Linux : RHEL (Red Hat Enterprise Linux) est la version de Linux qui est, de très loin, la plus utilisée par les entreprises dans leurs centres de calcul privés.

Les fournisseurs de clouds publics ont des taux de croissance supérieurs à 50 % par an, car les entreprises basculent de plus en plus vers ces solutions. Je reviens sur ce point dans le prochain paragraphe.

Les nouveaux standards dans le cloud public, Open Source eux aussi, sont les containers, avec Docker comme leader et Kubernetes comme solution dominante de gestion des containers.

Les dirigeants de Red Hat l’ont bien compris et proposent maintenant leur solution Kubernetes sous le nom d’OpenShift.

Aujourd’hui, Red Hat a :

  • Un pied dans l’ancien monde du centre de calcul privé avec RHEL.
  • Un pied dans le nouveau monde container/Kubernetes avec OpenShift.

Les marchés du cloud, aujourd’hui et demain

Depuis, 2006, année de la création d’AWS, Amazon Web Services, le basculement vers des solutions IaaS, Infrastructures as a Service, dans les clouds publics est un mouvement irréversible, mais toutes les entreprises n’y vont pas à la même vitesse.

Je vais utiliser, une fois de plus, la courbe de Gauss de l’innovation.

Ce premier schéma montre la situation du marché mondial du cloud, fin 2018, début 2019.

Gauss innovation - Cloud 2019

Les innovateurs et les premiers adopteurs ont basculé dans une logique cloud public et deviennent progressivement des entreprises “DataCenterless”, sans centres de calculs privés.

Les entreprises de la majorité tardive et retardataires sont encore dans une culture cloud privé.

Les entreprises de la majorité initiale sont dans une démarche “hybride”, avec une partie de leurs applications en cloud public, mais sans avoir pris encore la décision d’y aller à 100%.

Dans son discours officiel, IBM annonce qu’il veut répondre, avec le rachat de Red Hat, à la demande “majoritaire” des entreprises pour des solutions clouds hybrides et privées. A court terme, IBM a raison, il y a encore une demande forte pour ces familles de solutions.

Problème : le basculement vers les clouds publics s’accélère !

Dans ce deuxième schéma, j’anticipe la situation du marché dans 3 ans, début 2022.

Gauss innovation - Cloud 2022

La répartition pourrait être la suivante :

  • Plus de la moitié du marché aura fait le choix d’une démarche cloud public : innovateurs, premiers adopteurs, majorité initiale et une grande partie (70 % ?) de la majorité tardive.
  • L’autre partie de la majorité tardive (30% ?) restera dans une logique hybride.
  • Il ne restera plus que les retardataires à croire encore aux mérites du cloud privé ; ce sont les mêmes qui ont encore des Mainframes et sont les clients… d’IBM !

Conséquence : le marché des solutions serveurs propriétaires d’IBM et de Red Hat avec RHEL va se réduire comme peau de chagrin. Ceci va accélérer la décroissance des ventes de ces deux entreprises.

Est-ce que la fusion des solutions et des compétences d’IBM et de Red Hat peut enrayer ou ralentir cette inexorable descente aux enfers ?

C’est peu probable ; la vitesse de cette baisse d’activité dépend du mode de fonctionnement de ce tandem ; j’imagine trois scénarii possibles :

  • Cohabitation : chacun fonctionne indépendamment.
  • IBM prend le pouvoir.
  • Red Hat prend le pouvoir.

Scénario 1 : IBM et Red Hat cohabitent

AdS DPC cohabitation man woman S 39379477Pour éviter d’effrayer les clients actuels de Red Hat, IBM a annoncé qu’il ferait tout pour que Red Hat reste une solution neutre, “Suisse”.

Il y a très peu d’éléments communs entre les solutions d’IBM et celles de Red Hat ; j’ai du mal à trouver de possibles synergies entre les offres.

Les clients actuels d’IBM sont pour l’essentiel des grandes organisations “majorité tardive” ou “retardataires” : Red Hat est déjà très bien introduit dans ces entreprises et a probablement beaucoup plus de clients qu’IBM. Les possibilités de ventes croisées sont faibles dans le sens IBM vers Red Hat et nulles dans le sens Red Hat vers IBM.

Les actionnaires et dirigeants de Red Hat auront réalisé des gains financiers importants.

Les actionnaires d’IBM auront fait un mauvais investissement en sur-payant Red Hat, comme le montre déjà la baisse du cours d’IBM de près de 10 % dans les deux jours qui ont suivi l’annonce de l’achat de Red Hat.

Scénario 2 : IBM prend le pouvoir

IBM eat Red Hat fishLa patronne d’IBM, Ginni Rometty, 61 ans, a dépassé l’âge officiel de départ à la retraite des dirigeants de cette société, 60 ans, mais elle pourrait encore rester CEO pendant quelques années.

Dans ce scénario, les principaux dirigeants de Red Hat quittent la société et sont remplacés par des personnes venant d’IBM, avec pour conséquence le départ d’un grand nombre de collaborateurs de Red Hat.

Les résultats “spectaculaires” que l’on peut attendre d’une telle démarche ont été mis en évidence par le grand “succès” du rachat de Sun par Oracle. Les serveurs Sun et Solaris, leur version d’Unix, ont en pratique disparu du marché. De la même manière, les produits Open Source rachetés par Oracle, MySql pour les bases de données et Open Office pour la bureautique, ont été remplacés par MariaDB et Libre Office.

Il existe d’excellentes versions de Linux en alternative à RHEL, il existe d’excellentes solutions de gestion Kubernetes en alternative à OpenShift. Les clients actuels de Red Hat abandonneront rapidement ces solutions et IBM se retrouvera, dans 3 à 5 ans, avec une coquille vide, très cher payée.

Scénario 3 : Red Hat prend le pouvoir

Jim Whitehurst Red Hat  Ginni Rometti IBMEt si cette opération financière était le dernier coup d’éclat de Ginni Rometty avant de prendre sa retraite ?

Courant 2019, dès que l’opération de rachat est confirmée, Jim Whitehurst, le CEO de Red Hat, prend sa place et devient CEO de l’ensemble.

En poste chez Red Hat depuis plus de 10 ans, Jim en a fait la plus importante entreprise du monde de l’Open Source. A 51 ans, il est encore “jeune” et pourrait rester CEO d’IBM pendant une dizaine d’années.

Les défis organisationnels et humains de ce nouveau poste seraient gigantesques :

  • Dimension humaine : il y a 366 000 salariés chez IBM, 12 600 chez Red Hat, un ratio de 1 à 30. Transformer des IBMers en RedHaters : difficile de trouver plus difficile ! Il risque de rencontrer beaucoup de Red “Haters”, personnes qui refusent cette nouvelle culture.
  • Dimension culturelle : vendre des solutions en fin de vie à des clients “retardataires”, gérer une société de services de plus de 100 000 personnes, en concurrence avec des géants comme Accenture, Wipro ou CapGemini sont des métiers qu’il ne maîtrise pas et qui, à mon avis, ne l’intéressent pas du tout.

IBM a déjà survécu à crise profonde en embauchant en 1993 un CEO qui n’avait aucune expérience en informatique, Lou Gerstner, qui venait de l’alimentaire et du tabac, Nabisco.

Est-ce que Jim Whitehurst peut devenir le Lou Gerstner de 2019 ? C’est, des trois scénarii, celui qui a la plus faible probabilité d’échouer.
 

Synthèse : un pronostic ?

AdS DPC Bad Choice S 51720876L’achat de Red Hat par IBM est une mauvaise décision, catastrophique, quel que soit le scénario qui s’impose.

Je le vois comme une fuite en avant qui s’appuie sur une vision passéiste du marché, sur l’illusion que les comportements actuels des entreprises “traditionnelles” vont perdurer.

 Remarque : les dirigeants de Red Hat et IBM sont des personnes intelligentes, avec beaucoup d’expérience ; ils n’ont pas pris cette décision à la légère et j’ose espérer qu’ils sont persuadés qu’elle est la meilleure pour leurs entreprises, et pas seulement pour leurs intérêts à court terme de dirigeants.

Je leur souhaite de tout cœur que les prochains mois, les prochaines années contredisent mes prévisions, pour le moins pessimistes...

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